L’histoire de ferronnerie
L’histoire de ferronnerie
Que vous dire sur la fille de notre héros, si ce n’est qu’elle n’a pas de téléphone puisque à son époque, ça n’existe pas. Mais d’abord, je vais vous parler de là où elle a grandi, à la ferronnerie de son père, près de l’arbre au tilleul.
Vertueux, son père revint de ses aventures pour son troisième anniversaire. Au hasard d’une rencontre, elle fut le fruit défendu d’une noble dame dont on lui tut le nom.
On l’éleva dans le plus grand secret jusqu’à ses trois ans, lorsque son père rentra d’exil. Sans peur, il la récupéra et petit à petit, lui apprit les rudiments de la forge. Dire qu’elle fut douée dès le départ serait une erreur, surtout si son père vous raconte sa première expérience, où il a admiré un vieux clou se racornir jusqu’aux abîmes.
Prélude à sa nouvelle passion, le métal en fusion rentra dans sa vie pour ne plus la quitter. A présent, elle s’entraîne sur une grosse roue, avant d’entamer l’apprentissage de l’acier.
Lors de son voyage, mon père à navigué dans une partie du monde qu’il ne connaissait pas. Enrôlé de force dans l’armée de son roi, il mit le pied dans un endroit qu’il a exploré bien malgré lui. Parmi les martyrs condamnés comme lui à une mort certaine, par toute cette eau mouvante qui menaçait fréquemment de les faire chavirer. Qualifié et robuste, il fut très utile pendant le long trajet qui menait en ces terres pleines de promesses et de richesse. A bord, on lui avait installé un atelier où un braséro permettait la réfection de petites pièces de métal. En outre, il aidait à hisser les voiles par gros temps.
Enfin, ils touchèrent terre !
Il fut prit d’émerveillement, en admirant un coucher de soleil multicolore se refléter sur la mer apaisée. Lors de son débarquement, ce qu’il remarqua d’abord, ce furent les odeurs très fortes, saturées d’épices, qu’il ne peut toujours pas décrire avec exactitude. C’est au port de débarquement qu’il heurta ma mère, en renversant un plein baril de clous. Ce jour là, la mer ne charria pas que des poissons. Émotive, ma génitrice invectiva sans vergogne le rustre qui l’avait déséquilibrée et projetée à l’eau. Comme elle ne pouvait pas nager avec ses jupons, elle faillit se noyer mais ne cessa d’injurier mon père et sa virile maladresse. Heureusement, il reprit ses esprits juste à temps pour saisir la belle et la sortir de la baille. Je pense que c’est exactement à ce moment qu’il tomba éperdument amoureux de ma mère.
Par la suite, pour conserver le contact avec la dame, il s’ingénia à fabriquer des objets qu’il disait lui avoir repêché dans le port et les lui rapportait. Cette merveilleuse trouvaille lui permit de ne pas perdre ma mère de vue. Elle finit sans doute par le trouver drôle et l’engagea pour entretenir son matériel, puis céda au charme de mon père, puisque je suis là.
En préservation de son éternel amour, il garde dans une petite boîte qu’il a forgée, un médaillon aux armes de sa famille. Mais ceci est tout ce que je connais de ma mère.
En attendant, j’essaie de faire fondre ce fichu morceau de ferraille pour le transformer en clou.
Le secret de ma naissance n’eut que très peu de témoins, ma vie en dépendait. C’est dans un sous-bois automnal que ma mère me donna le jour, sous un auvent de fortune.
Mon père me raconta que chaque bruissement de branches les faisait sursauter. L’abri leur procura cependant un bastion protecteur contre les vents coulis. Ma venue au monde ne se déroula pas vraiment comme dans l’extrait d’un roman. C’est avec aversion que je repense à cet instant qu’on me contait depuis des lustres. Toutefois, le baiser de ma mère suffit à faire basculer mon destin.
Malgré tout, le long tunnel que j’ai parcouru depuis ne m’a pas apporté la sagesse.
Je rêvais d’aventures, de combats, de rites sombres où je pourrais enfin oublier mes origines. Je ne craignais ni la lumière ni le purgatoire dont me parlais les frères du monastère voisin. Avide d’autre chose, j’ai maintes fois tourbillonné dans des avenirs fictifs et fantastiques, où monstres et démons me faisaient face et que je taillais en tranches à l’aide de ma fidèle épée. Mais à mon niveau, je devais me contenter d’une simple pique en bois.
Mes parents se sont mariés dans une petite église en bordure de la forêt où j’ai vu le jour. Personne ne le sait et il vaut mieux que ça reste secret, sinon on les contraindrait au divorce. Des crimes ont été commis pour moins que ça, mais les vents leur sont restés favorables. Des chuchotements ont bien percé, mais aucune clameur ne les a poursuivis.
Leur choix ne fut pas aisé, prise entre le devoir et la liberté, ma mère a rompu ses amarres. Quand à mon père, il dut se battre contre les pingouins qui menaçaient de le tuer pour avoir osé souiller l’étendard et l’honneur de son maître.
Durant de longues années, aucun nuage ne vint perturber leur bonheur, mais un beau jour, une cascade d’ennemis s’abattit sur eux. Ils emprisonnèrent ma mère dans un cloître, où elle demeure encore à ce jour. Condamné à mort, mon père réussit à s’évader, avant de disparaître pour de bon. Je fus sans doute également recherchée, mais mes parents avaient pris le soin de me cacher chez des cousins éloignés.
C’est dans ce petit village qu’un beau matin, je le vis arriver dans une vieille carriole bringuebalante qui contenait son matériel de forgeron. Tout d’abord, je ne sus pas qu’il s’agissait de mon père. Mais très vite, assuré de mon sérieux, il me raconta sa vie. Il m’apprit à écrire, savoir qu’il avait acquis lors d’un de ses séjours dans un monastère où il s’était réfugié toute une année. La fraternité de ces moines lui apporta la sérénité qui lui manquait. J’avais alors treize ans et mon imagination débordait déjà.
A présent, je n’aspire qu’à m’envoler vers un destin prometteur.
Forte de ma jeune assurance, je me dois d’être souple et je m’entraîne tous les jours à manier l’épée et autres lames. Je suis bien meilleure en tant qu’archère, mais si je dois me battre au corps à corps, je ne suis pas encore prête à me mesurer à des guerriers confirmés. Certains me disent que ce n’est là pas affaires de femmes, je leur ris tout simplement au nez. Parfois l’on me prépare des comprimés infâmes pour soigner mon tempérament ardent. Je me nomme Aurore et mes origines atypiques me permettent de ne pas suivre d’autres règles que les miennes. Enfin, tant que mon père ne met pas de véto à mes aventures farfelues dans la forêt voisine. Je mesure rarement le temps qui passe et préfère sauter un repas plutôt que renoncer à courir la campagne. Je préfère de très loin chahuter avec les garçons que d’aider aux cuisines pour les fêtes du village. J’aime à circuler librement, longtemps après le coucher du soleil. La forge de mon père n’est pratiquement jamais éteinte et je me demande même s’il dort parfois plus de deux heures d’affilée. Mais quelque chose me laisse à penser que tout mon petit univers va subir de graves changements. Je sais pertinemment que cela ne peut durer éternellement. Fomentées par les vieux rabat-joie du bourg, des conspirations contre moi risquent de me priver de ma désinvolture, c’est ce que me répète mon père tous les jours, mais je n’écoute pas, naturellement.
Comme vous le savez, Aurore n’a pas un caractère très facile, ce qui l’entraîne parfois dans des situations cocasses, voire parfois difficiles. Mais le jour où elle s’en prit au fils du bourgmestre fut un de trop. Après un désaccord avec Marcus, le ton monta un peu plus haut que d’habitude et Aurore sortit son couteau, menaçant le fils du bourgmestre de le châtrer s’il ne la laissait pas tranquille. Le pauvre diable la prit au sérieux et courut se réfugier dans les jupons de sa mère. Cela donna lieu à un esclandre entre le bourgmestre et le père d’Aurore. Le forgeron savait que sa fille grandissait et qu’elle attirerait bientôt la convoitise, malgré ses airs de garçon manqué. Une rousse pulpeuse laisse rarement la gente masculine indifférente. Mais il croyait avoir encore quelques années devant lui. Bras croisés, le forgeron laissa le bourgmestre pérorer sans réagir, sachant que le fils unique de son interlocuteur se plaignait au moindre souffle qui le décoiffait. Il était midi et les gens sortaient de l’église, les grands cris du bourgmestre attirèrent la foule qui négligea les étals bien garnis pour assister au spectacle. L’envie de crier plus fort que le bourgmestre titilla le forgeron, mais il savait que s’il lâchait la bride à son tempérament, il risquait d’envenimer la situation. A bout de souffle, le bourgmestre cessa ses invectives, satisfait d’avoir eu le dessus sur un homme fort. Toujours est-il que les choses n’allèrent pas plus loin cette fois-ci. Mais le forgeron savait qu’il devrait quitter le bourg au plus vite, les langues ont tendance à extrapoler une anecdote et à la décrire sous un tout autre jour. C’est pourquoi le forgeron accomplit sa journée de travail sur le qui-vive. Puis, sans attendre, il commença à préparer ses bagages. C’est alors qu’Aurore rentra à la maison.
C’est en furtifs que le forgeron et sa fille quittèrent le village. Ils attendirent que la nuit tombe et lorsque tout le monde ronflait, ils purent s’échapper, tels des serpents se faufilèrent jusqu’à la sortie du bourg, laissant derrière eux la forge refroidir doucement. Ils firent si peu de bruit qu’ils n’éveillèrent même pas les chiens. Le mythe dirait ce qu’il voudrait, le forgeron s’en fichait, l’implacable main du destin l’envoyait vers d’autres horizons et il le suivrait, comme toujours. En oraison, il jeta un dernier coup d’œil au bourg où il ne regretterait personne. Mais lors de la longue marche il s’occupa l’esprit en songeant aux jours passés, si loin maintenant. Il se rappela cette nuit terrible; où bien qu’ils fuyaient depuis plusieurs mois, les chiens les avaient rattrapés, alors que sa femme venait d’accoucher.
Les cris des bébés attirèrent nos poursuivants et nous fûmens pris.
Le baron, qui ne pouvait concevoir d’enfant, tint ma Mathilde par les cheveux, lui assurant la vie sauve en échange de son fils. Encore sous le choc des coups de ses sbires, je ne réagis pas assez vite. Lâchant ma femme, le baron surgit littéralement devant moi, et plongea son poignard dans mon torse. Trop énervé, il manqua le cœur et érafla mon poumon gauche avant de bloquer la lame entre mes côtes. Je fis le mort et l’entendis cracher à ses hommes de m’abandonner aux loups avec ma fille.
C’est cette vieille douleur qui réveilla le forgeron. L’humidité s’était insinuée sous ses vêtements et il décida d’allumer un petit feu, afin de chasser le froid et de cuire un peu de viande salée. Les jambes raides, il s’activa tandis qu’Aurore dormait encore. La guerre s’était répandue jusqu’aux frontières du nord, et il ne savait pas s’ils pourraient traverser les terres du baron. En attendant, il goûta son ragoût, le trouva aigre et fit la grimace. Il y ajouta quelques herbes aromatiques qu’il avait pris la précaution d’emporter. Un peu plus haut, une piscine naturelle lui permit de se baigner, au moment où sa fille débarquait, les yeux ensommeillés. Elle le rejoignit et ils se nettoyèrent de la poussière de la route, avant de retourner se réchauffer. Il savait qu’il ne pourrait jamais s’élever au-dessus de sa condition, toutefois, il espérait, un jour, pouvoir bien marier sa fille.
Si le forgeron espérait traverser les terres de son pire rival, le baron de Courbance, il se trompait lourdement. Fort de la préservation de ses frontières, le baron avait placé des gardes qui contrôlaient les allées et venues dans les parages. De multiples espions tentaient de s’infiltrer à l’intérieur du pays de Cauge au sud-est des terres du baron qui faisait surveiller son territoire par des mercenaires expérimentés. Tous devaient montrer papiers et titres de transport au passage à gué qui menait sur la route principale. En la circonstance, le forgeron avait infiltré une corporation de négociants en fourrures, se proposant en tant qu’escorte en échange du gîte et du couvert. Dans le groupe, un troubadour s’en allait au palais chanter pour madame la baronne. Surpris, le forgeron se prit à croire que sa femme vivait au château de son ennemi. Pourquoi serait-elle encore en vie ? Après toutes ces années ? Il devait se rendre sur place et constater par lui-même si l’enjôleur disait vrai. Il demanda des détails au musicien et obtint un portrait fort ressemblant de sa femme.
Peut-être pourrait-il créer une diversion et l’approcher suffisamment pour l’avertir de sa présence et de celle de sa fille. Il devait en avoir le cœur net !
Mais comment passer inaperçu, alors que sa fille était le portrait craché de sa mère ? Il ne pouvait compter sur les membres du convoi qui n’était que peu concernés par son histoire. Il devait réfléchir au moyen de franchir la porte de son ennemi.
Du haut de sa jeunesse, le jeune baron écumait la frontière nord-est des terres de son père, afin d’assurer personnellement la sécurité des gens du domaine. Un messager le rejoignit alors qu’il s’apprêtait à rentrer au château, pour le prier d’escorter une caravane de marchands de fourrures accompagnée d’une ribambelle de bardes et d’enjôleurs de tous poils.
Dans ce climat difficile, sa mère avait besoin de distractions. Son père l’avait maintes fois incité à se lancer dans le gréement de la grande politique en se rendant à la cour du roi, mais il avait toujours refusé, préférant la chasse au faste royal. De toutes manières, les dames se moqueraient certainement de sa toison rouge, ici d’ailleurs tout le monde l’appelait Plumeau.
De son côté, Aurore observait un drôle de prêtre malpropre qui hululait des onomatopées à la face brillante de la Lune. Son crâne dégarni devait être atteint de surmenage. Cela faisait une semaine qu’ils longeaient le fleuve sauvage, mais ils n’avaient pas encore débouché sur le gué qui leur permettrait de franchir la frontière et d’entrer en Courbance.
Elle rageait parce que son père avait insisté pour qu’elle se teigne les cheveux en brun. Il l’avait également incitée à montrer son habileté à leurs amis acrobates.
Pendant plusieurs kilomètres, la troupe avança sous l’influence de la flûte du barde, qui rythmait leur pas. Sur le bas côté de la route, un mendiant implorait qu’on lui donnât l’aumône, mais le forgeron vit tout de suite qu’il n’était pas sourd et qu’il s’agissait sans doute d’un espion.
Ils arrivèrent à une auberge dont l’en-tête affichait une goélette voguant sur des flots agités. Aurore trouva l’endroit fort étrange.
Tendant l’oreille, la troupe entendit des cris qui provenaient du salon de l’auberge. Le forgeron et quelques uns de ses robustes acolytes entrèrent et se retrouvèrent face à un jeune homme fin saoul que des gardes essayaient de raisonner.
Dressés sur la tête, ses cheveux rouges vifs s’harmonisaient avec sa figure tout aussi écarlate, qui annonçait une explosion imminente. L’individu sortait son épée tout en titubant.
Le forgeron assomma le jeune fat d’un coup sec mais qui ne lui laisserait aucune séquelle. Puis, baissant son bâton, il fit signe aux gardes qu’il se rendait. Leur chef, sans doute un sergent, l’attrapa par la manche pour le désarmer. Comme il n’opposait aucune résistance, le forgeron ne fût pas entravé.
Il aurait bien pris congé, mais les gardes ne semblaient pas pressés de retourner patrouiller. Coupés de toute retraite, les voyageurs observaient la scène avec une inquiétude grandissante, mais n’osaient bouger un cil. Pour compléter le tableau, Aurore entra, des fleurs plein les bras.
Bouche bée, elle s’arrêta net en observant son père entouré de soldats. Puis elle vit le jeune homme à terre et se demanda ce qu’ils allaient devenir.
Sans perdre son sang froid, le sergent envoya chercher un guérisseur au presbytère voisin.
Le forgeron n’ayant pas précisément occis le gamin, ne fut pas questionné plus avant.
Le jeune homme se réveilla douloureusement. De violents vertiges le tourmentaient, dus à la dose d’alcool qu’il avait ingurgitée ou bien au coup sur la tête qui l’avait proprement sonné.
Écarlate, il brûlait d’un feu intense qui le plongeait quasiment dans la folie. Il avait l’impression de glisser dans un gouffre sans fin où des affres de souffrance intense le torturaient. Il revivait le film de ces derniers jours et revivait en boucle sa liaison avec la jeune servante que son père venait de renvoyer.
Fruit de son obsession érotique qu’il aurait voulu garder secrète, leur relation n’avait duré que trop peu de temps. La fulgurance de la passion qui l’avait subjugué n’avait d’équivalent que son calvaire actuel.
L’amour fusionnel qu’il ressentait pour la soubrette, le ramenait à un délicieux égarement. Ses pensées se mettaient à danser à cette intense évocation.
Rouge de confusion, il regarda alentour avec des yeux de dément.
Émergeant de son océan de confusion, le jeune baron prit conscience de l’étendue de sa peine.
Saisi d’une soudaine claustrophobie, il chancela jusqu’à la porte et une fois dehors, il rendit un bon demi-litre de bière rance. Après ça, il se sentit un peu mieux et reprit sa respiration.
Il aurait voulu s’éclipser, mais la mine implacable des soldats qui l’accompagnaient l’en dissuada illico. Déconfit, il rentra dans l’auberge et reprit le cours de la vie que son père lui avait programmée.
Il fit face à l’homme qui avait mis un terme à son accès de folie.
Assis sur un tabouret, le gaillard attendait patiemment son châtiment.
Robuste, l’homme le fixait sans ciller, une jeune fille pleurait doucement à ses pieds. Des fleurs éparpillées au sol aromatisaient la pièce obscure. Le jeune homme éprouva une étrange impression, qu’il n’aurait pu décrire. Il carra les épaules et dans un semblant de dignité s’adressa à l’homme :
– « D’où êtes-vous ? Et que faites-vous dans les parages ? »
Surpris, l’homme se redressa et lui dit venir des steppes du nord. Forgeron itinérant, il voyageait avec sa fille au moment où il se joignit à la troupe de baladins qui accompagnait les fourreurs se rendant au château du baron de Courbance.
C’est alors qu’un valet à la mise rose fuchsia fit une entrée fracassante, comme si tout le cosmos lui appartenait.
Dans une euphorie volubile, il annonça que Dame Turquoise réclamait des rafraîchissements dans sa voiture et qu’il était hors de question qu’elle attende.
Curieusement, cet évènement saugrenu allégea considérablement l’atmosphère. Le freluquet reprenait de plus belle ses exigences, affirmant qu’il était vital que sa maîtresse fût servie sur le champ. Tout le monde sortit voir qui était cette Dame, laissant là le pauvre valet.
A l’intérieur d’un somptueux carrosse aux motifs délicats, une servante s’activait à aérer sa maîtresse à l’aide d’un éventail pourpre démesuré. Si la Dame ne disposait pas à proprement parler d’un joli minois, ses atours n’en étaient pas moins dignes d’éclipser les étoiles. D’un bleu infini, sa robe débordait presque des imposants sièges de la voiture. De majestueux motifs en ellipses formaient de minuscules galaxies d’or, qui ressortaient des profondeurs de l’habit.
La nature s’en prenait encore à lui, ronchonna le jeune baron. La Dame était sans doute Liselle De Turquoise, la jeune fille à laquelle son père l’avait fiancé.
Évidemment, il n’eut d’autre choix que d’escorter les marchands et la Dame jusqu’au château.
Entouré de ses gardes, il sentit sa liberté s’envoler au loin, tandis qu’il cheminait en tête du convoi.
Il passèrent devant un stand très animé. Venus de l’extrême Est, des artificiers avaient été engagés par le baron à l’occasion des fiançailles de son fils et de la Damoiselle Turquoise. A cette occasion, ils avaient préparé tout un assortiment de bâtons explosifs, qu’ils appelaient fusées et qui se dressaient au garde-à-vous sous un auvent protecteur.
Cherchant refuge au sein des poètes, le forgeron tentait de garder courage face à la menace qui pesait sur lui. Il aurait bien de la chance, s’il ne finissait pas au fond d’un cachot humide. Sa fille restait muette à son côté.
Prétextant le besoin pressant de se rafraîchir, Dame Turquoise exigea un arrêt, bien que l’on fût aux portes du château de Courbance.
Jusque là discrète, Aurore n’y tint plus et s’en alla souffler dans les plumes de la précieuse Damoiselle.
Puis elle lança un regard menaçant au jeune capitaine, sans se préoccuper de son statut de baron.
Si l’évènement n’avait pas tant secoué Liselle de Turquoise au point que ses jupes en restèrent toutes froissées, on l’aurait pu prendre pour de la fiction. Mais au plus grand déplaisir de la Damoiselle, le jeune capitaine inclina la tête devant Aurore et donna l’ordre de reprendre la route.
Le forgeron entrevit alors un très mince espoir, non pas pour lui, mais pour sa fille. Elle ne serait peut-être pas exécutée, en fin de compte.
Cantonné avec les troubadours, le forgeron et Aurore attendaient que l’on prenne une décision à leur sujet.
Quelques jours plus tard, on vint chercher le forgeron, sur la demande du baron.
De Courbance ne semblait pas se souvenir de lui.
Le forgeron ne fit pas mention du différend qu’il entretenait avec le baron, mais sa femme eut un léger malaise lorsqu’elle l’aperçut, cachée derrière la tapisserie qu’elle brodait. Délaissant son travail, elle tendit une oreille indiscrète vers l’échange entre son mari et l’homme mal rasé.
Le baron annonça qu’il aurait besoin des services d’un forgeron afin de façonner la bague de fiançailles que son fils offrirait à Damoiselle de Turquoise.
Surpris, le forgeron acquiesça et s’inclina. Ce faisant, il risqua un petit clin d’œil vers la baronne. Toujours masquée par la toile, elle, qui avait perdu goût à la vie, se mit à rayonner.
Offusquée par le traitement qu’avait osé lui faire subir une gueuse, Liselle de Turquoise boudait dans la misérable chambre qui lui avait été attribuée. Elle avait exigé que cette Aurore fût fouettée au sang, afin de payer sa faute, mais sans aucun résultat. Elle n’était pas dupe, le jeune baron ne lui prêtait pas l’attention due à son rang et c’était insupportable.
De son côté, Aurore aidait son père à fondre l’argent, qui servirait à façonner la bague de la fiancée, tout en admirant un gros diamant qui reflétait les lueurs du feu dans une coupelle en verre dépoli. Elle mesurait pleinement quelles seraient les conséquences s’ils venaient à perdre le joyau.
Dans sa grande salle, le baron tentait de se distraire en regardant un des funambules tenter des acrobaties sur un filin tendu à deux mètres au-dessus du sol. Il bailla et son médecin vit qu’il ne se sentait pas bien. Il le fit aussitôt conduire dans sa chambre et pratiqua tout aussi vite une phlébotomie.
Allégé de quelques litres de sang par la saignée, son patient s’endormit rapidement. Le médecin examina le sang, le goûta et ordonna un régime de choux à son patient, afin de le remettre sur pied pour la cérémonie des fiançailles.
Tard dans la nuit, la baronne arpentait nerveusement la galerie des tableaux, sous la gouverne muette des ancêtres du baron, assujettis à leurs contenances de peinture. Ses jupes feulant au contact des meubles qu’elle effleurait, elle réfrénait mal son besoin de hurler ses espérances à la lune. Les répercussions seraient dévastatrices si on apprenait qu’elle avait donné rendez-vous à son ancien amant le forgeron.
Sans doute les jetterait-on liés ensemble dans la rivière, à cette pensée elle se prit à sourire. Des pas provenant de l’escalier de service la détournèrent de sa rêverie. Son cœur s’accéléra.
Aussi large qu’une avenue, la galerie parut rétrécir soudain.
Il était là.
Dans la galerie, les célèbres ancêtres du baron devaient se retourner dans leurs cadres. Mais les deux anciens amants se moquaient bien de leur opinion.
Leurs retrouvailles se fit dans un recoin de la galerie.
Pendant ce temps, Aurore se demandait bien comment réussir la fonte parfaite du lingot d’argent que son père lui avait confié. Ignorant sa rigueur, les bovins qui digéraient dans la grange jouxtant la forge, l’empêchaient de se concentrer sur son travail et ça devenait intolérable.
Elle ne savait pas ce qui la retenait d’aller les hacher en menus morceaux.
Difficilement, elle parvint à se calmer, se concentra et finalement redoubla d’attention. Son ouvrage prenait forme et force lui fut de constater qu’elle souhaitait voir rapidement apparaître l’objet fini entre ses mains. Mais il faudrait encore beaucoup d’étapes avant que le joyau puisse être installé dans sa gangue précieuse.
Accroupie depuis un certain temps, elle sentit ses mollets faiblir et décida de faire une courte marche dans la cour afin de décontracter ses muscles presque tétanisés.
Elle déambula au gré de ses rêvasseries et se hasarda jusqu’à l’entrée de la grande salle. Là, des jongleurs effectuaient des moulinets avec des bâtons et des musiciens jouaient une douce mélodie. Les nobles s’amusaient à ce spectacle, notamment Liselle de Turquoise, entourée d’un certain nombre de jeunes écuyers.
Le vénérable médecin s’étant montré on ne peut plus zélé lors de la saignée du baron, le laissa quasiment exsangue.
Pour le moment, le malade pestait fort bruyamment dans sa chambre, se lamentait et dans de grands gestes théâtraux, mimait l’agonie. Il implorait ses serviteurs de l’enterrer au pied de son noyer préféré.
Puis, par un matin teinté de grisaille, alors que des représentants du royaume, venus assister aux fiançailles, arrivaient en grande pompe, le baron se leva comme de coutume et réclama à grands cris son petit déjeuner.
Le rétablissement du châtelain demeura une énigme pour son médecin, qui l’avait cru moribond.
Ce matin, Liselle de Turquoise n’était pas à prendre avec des pincettes.
La gueuse devait venir lui faire essayer sa bague de fiançailles et elle abhorrait cette péronnelle qui avait osé porter la main sur elle sans encourir la moindre réprimande.
Aurore frappa une fois à la porte et pénétra dans la chambre de la Dame sans attendre d’y être invitée.
Par réflexe, Aurore évita la tasse pleine de tisane brûlante qui filait comme une flèche et qui manqua son œil d’au moins trois bons pieds.
Liselle finit tout de même par se calmer en remarquant la petite boîte recouverte de soie rouge.
Emportée par la curiosité, elle fit face à Aurore mais, par principe, refusa de lui parler.
D’un signe de tête, elle lui indiqua une petite table près de la fenêtre où elle pourrait poser son précieux fardeau.
Aurore, qui avait l’habitude de l’humeur taciturne de son père, se contenta de sourire et d’ouvrir le coffret à l’endroit indiqué. Puis elle l’orienta afin d’offrir la pierre aux rayons du soleil.
Aurore savait que la jeune dame ne pourrait manquer d’aimer la lumière effleurer le diamant ainsi que les reflets qui s’en échapperaient. C’est alors qu’elle surprit une lueur admirative s’allumer dans les yeux de Liselle. Aurore se dit que la population locale jaugerait aisément la lourde pierre aux doigts fins de la damoiselle.
Au dehors une explosion retentit qui fit sursauter les deux jeunes filles. On aurait pu croire aux suites de la déposition du baron devant l’un de ses virulents voisins. Mais ce n’était qu’un détonateur mal réglé qui avait failli faire sauter toute la réserve de poudre prévue pour les festivités.
Dans la blancheur de l’aube, on aurait pu croire la baronne de Courbance innocente, avec son air angélique et ses yeux ensommeillés.
Toutefois ce n’était pas le cas, elle venait de passer les plus belles heures de sa vie, qu’elle n’avait connues qu’au temps de sa folle jeunesse. La débauche fastueuse dans laquelle elle s’était vautrée avec son amant aurait assurément fait rougir plus d’un diablotin.
Dans une flaque de lumière matinale, elle vit son forgeron fredonner leur air favori en se rendant du côté de la grange où lui avait été aménagé une forge. Elle espérait qu’aucun servant ne les avait surpris, sous peine d’être accusés d’adultère et noyés ensemble dans la rivière au sud du village. Elle craignait le doute dans le regard de son époux, la fausse naïveté qu’il affichait masquait une nature parfois cruelle et extrêmement possessive.
A coup sûr, il percevrait le mensonge dans son attitude de pureté, mais elle n’y pouvait plus rien. Elle songea à sa fille Aurore, qu’elle avait entrevue une fois ou deux. Elle aurait aimé la voir grandir lors de son enfance, mais en avait été privée par la rage de son époux, auquel elle n’était que fiancée à l’époque de sa liaison avec le forgeron.
Maude soupira, puis rentra à ses appartements.
Une enfant Aurore et son père forgeron vivaient paisiblement dans un petit village, lorsque l’adolescente appliqua une gifle gigantesque au fils du bourgmestre. Sans perdre une minute et dans la crainte d’un châtiment digne du pandémonium, le forgeron et sa fille partirent, c’est ainsi qu’il devint ferronnier itinérant. Malheureusement, ils furent contraints de longer la frontière du duché de Courbance durant des heures, ce qui lui procura une vive angoisse.
L’antagonisme entre lui et le baron remontait à un lointain passé, mais sa frustration de n’avoir pu l’occire alors demeurait intacte.
Déçu, il gardait néanmoins le secret espoir d’en finir un jour. Malheureusement, des chevaux au galop l’obligèrent à se réfugier dans une auberge, où il se heurta au fils du baron. Son désir de tuer le baron l’incita à suivre le jeune homme au château de Courbance, afin d’y offrir ses services.
Au moment de leur départ, la Damoiselle de Turquoise, promise de son hôte, s’invita dans la caravane. Sa liste de doléances était pleine et tous perdirent patience. Heureusement Aurore y mit un terme.
Le forgeron fut pris de stupeur en apprenant de la bouche de la baronne que le jeune baron n’était autre que son propre fils.
Alors que les fiançailles du jeune baron et de Liselle de Turquoise se profilaient, la baronne reçut un billet urgent lui apprenant la mort de son père, le comte d’Ardoulie, qui lui léguait tous ses biens.
Après d’âpres négociations, Maude de Courbance obtint de son époux la liberté pour son amant forgeron et sa fille Aurore en échange du secret le plus absolu sur l’origine de son héritier.
C’est en recevant les terres de sa mère Maude, qu’Aurore devint comtesse d’Ardoulie et que ses aventures débutèrent.
Repoussant l’idée saugrenue de vous imposer la fin tragique de mon histoire de ferronnerie, je vous laisse en imaginer la chute. Donc pas de catastrophe au programme, ni de suite alambiquée.
Fin,
peut-être…